mercredi 6 juillet 2011

La pensée magique selon Claude Arz

Dans son dernier livre Voyages dans la France mystérieuse*, l’écrivain voyageur Claude Arz invite ses lecteurs à "explorer le mystère de proximité", celui qui se cache au plus profond de l’homme. Car l’étrange naît d’abord d’une expérience personnelle dont le sens se transmet de génération en génération par les croyances et les rites. C’est pourquoi, au fil de ses visites au cœur d’une France secrète et imprévisible, et de ses rencontres toujours plus insolites, l’auteur se place en ethnologue des traditions populaires et ébranle nos convictions, trop souvent enracinées dans l’idée que les sciences ont réponse à tout. Pour lui, le seul moyen de réenchanter le monde et de vaincre les peurs, c’est de réveiller notre pensée magique, une "forme de connaissance empirique et sauvage qui nous relie aux forces de la nature". Sur la base de quelques citations tirées de l'ouvrage, Maison-Hantee.com a soumis Claude Arz "à la question". Pardon, à nos questions !

Propos recueillis par Olivier Valentin

"Je suis tombé tout jeune dans un puits de mystères car mon père était guérisseur"
Selon vous, faut-il avoir des prédispositions pour être sensible à l’étrange ? 
Non. L’intérêt que certaines personnes peuvent prêter aux mondes de l’étrange vient souvent d’une expérience troublante qu’elles ont faite et que les sciences ne savent pas expliquer. Un rêve prémonitoire, une vision télépathique, des rencontres synchroniques. Quelquefois, l’expérience est plus douloureuse, comme lors de la perte d’un proche : cela peut entraîner la prise de conscience soudaine d’un don. Il y a des gens qui font attention à de tout petits hasards, d’autres que cela indiffère complètement. Il y en a qui préfèrent démonter des moteurs de voiture et d’autres qui sont prêts à faire mille kilomètres pour passer une nuit dans une maison hantée ou supposée l’être. Ce que j’ai remarqué, c’est que beaucoup de gens vivent des expériences magiques mais qu’ils n’osent pas en parler de peur d’être ridiculisés. Je pense par exemple à tous ces fervents qui viennent déposer au petit matin, avant d’aller au travail, des linges sur les branches d’arbres guérisseurs et invoquer des forces invisibles pour sauver un de leur proche malade. J’en ai rencontré beaucoup aux quatre coins de la France. 

"L’hiver, j’organisais chez moi des dîners occultes, invitant les personnages les plus extravagants, des ésotéristes sincères et érudits, des chercheurs obstinés de géographie sacrée, des mythologues, des elficologues, des chasseurs de légendes, des illuminés, des charlatans aussi, bonimenteurs du paranormal, des sceptiques, des sectaires, d’autres enfin, des raconteurs d’histoires merveilleuses, de trésors enfouis et d’abbayes hantées."
Quelles sont les rencontres qui ont bouleversé votre vision du monde réel ?
Une expérience personnelle d’abord, que je relate dans mon livre. Je devais avoir 15 ans et je vivais chez mes parents dans le centre de Quimper. Je dormais dans l’appartement familial quand, vers 1 heure du matin, on a entendu sonner. Mon père a ouvert, il n‘y avait personne. On s’est recouché un peu inquiets, et puis cela a recommencé à sonner, une fois, deux fois, dix fois. Le tintamarre était terrifiant. Mon père a de nouveau ouvert la porte, mais il n’y avait toujours personne. Ensuite, tout s’est calmé. Le lendemain matin, notre voisin qui avait le téléphone (encore rare chez les particuliers à l’époque) est venu nous avertir que l’hôpital de Rennes avait appelé pour dire que mon oncle était mort dans la nuit. La grande faucheuse avait frappé. Nous comprenions maintenant la signification des coups de sonnette. En Bretagne, on appelle ça des traou spont, des intersignes. Ce fut comme une initiation, car j’avais franchi brutalement « les portes d’ivoire et de corne » dont parle le poète Gérard de Nerval, ces fameuses portes « qui nous séparent du monde invisible ».
Je me souviens aussi d’une autre rencontre particulièrement dense. Ce fut au cours d’un de ces dîners occultes que j’organise chez moi de temps en temps. Ce soir-là, l’invité était Jean-Jacques Vélasco, alors responsable du Geipan au sein du CNES. Pour faire simple, un ufologue officiel qui a eu pour mission pendant 18 ans de recueillir les témoignages de personnes ayant été témoins de phénomènes inexpliqués dans le ciel (les fameux OVNIS), un travail d’enquête qui reposait sur les procès-verbaux de gendarmerie. Pour lui, on est en présence d’un phénomène cybernétique, c’est-à-dire un phénomène intelligent qui nous observe et qui se transforme en fonction de l’environnement.
Pendant trois heures, Vélasco nous a fait rêver, je dis bien rêver, avec comme révélation finale que ce que les témoins voyaient dans notre ciel, c’était des sondes envoyées par un vaisseau mère en position géostationnaire dans la Ceinture d’Astéroïdes. Je ne sais pas s’il a raison puisqu’il n’y a aucune preuve. Mais voilà un scientifique courageux qui n’hésite pas à flirter avec les croyances.
Toutes ces rencontres extraordinaires me font réfléchir, rêver aussi.
Je me souviens d’une rencontre récente (en mars 2011) avec une voyante. Pas une voyante professionnelle. Elle est aide-soignante et reste très discrète sur son don. Je me suis trouvé comme nu devant elle. Elle me parla d’épisodes de ma vie familiale et intime que personne ne connaît. Elle m’évoqua aussi de manière très détaillée des troubles de santé que j’avais eus. Je venais pour un entretien, et c’est elle qui a mené la danse. Je n’ai quasiment pas pu placer un mot. Elle m’expliqua qu’elle avait régulièrement des flashes en face des gens qu’elle rencontrait dans la rue, dans le métro, dans son travail, et que cela pouvait être éprouvant. Cette rencontre fut une expérience très troublante car je ne pouvais pas expliquer ses révélations de manière rationnelle.
Enfin, j’aimerais citer Mario Varvoglis, qui est président de l’IMI (Institut métapsychique international). Dans ce laboratoire de parapsychologie expérimentale, des chercheurs travaillent sur des protocoles pointus tels que le Remote Viewing (la vision à distance) ou le Gansfeld (l’induction hypnagogique pour des expériences télépathiques). Ils participent également à une autre expérience encore plus étonnante, le Global Consciousness Project (GCP). Mario m’expliqua qu’avec le GCP, son équipe cherche à mesurer les flux de la conscience collective au niveau de la planète. Y aurait-il une conscience humaine globale planétaire ? Et peut-on modifier l’environnement humain global par la simple pensée ? 

"Je suis convaincu que c’est le mystère de proximité qu’il faut explorer. Ce sera ta mission."
Le propre du mystère étant de "ne pas avoir de fin", n’est-ce pas une vaine quête, objet d’incessantes frustrations, dans laquelle vous vous êtes engagé au risque de vivre continuellement dans le flou ?
Je suis avant tout un écrivain voyageur. Croyez-vous que les explorateurs de la Renaissance ou du XVIIIe siècle étaient des frustrés ? Or, derrière une forêt, ils découvraient un désert et derrière un désert, une mer. C’est pareil pour moi. Au lieu de rechercher des terres physiques inconnues, je cherche des territoires mentaux ignorés, souvent rejetés mais qui pourtant ont nourri et nourrissent toujours de manière féconde des milliers de femmes et d’hommes. Par exemple, je reviens d’une mission au sommet du mont Beuzat, à la recherche de la fameuse Table des Bergers. J’ai découvert aussi l’église thérapeutique de Thuret. Ça m’excite toutes ces trouvailles, ça me stimule. Sur les réseaux sociaux, d’autres curieux me guident vers des gens étranges qui ont des pouvoirs encore plus étranges. On m’invite à des nuits de sorcellerie, à des cérémonies druidiques. Les mondes de l’étrange sont infinis. Il me faudrait trois vies pour tout explorer. À chaque rencontre, je me sens plus curieux, plus affamé d’expériences paranormales. Ça me nourrit. 

"Le mystère, c’est comme le diable, il se trouve dans les détails."
A force de côtoyer des "loups solitaires" et de vivre aux frontières du réel, n’avez-vous jamais ouvert une porte sur l’inconnu, avec un sentiment de danger ou de malaise, sans pouvoir faire marche arrière ?
Vous connaissez la célèbre formule : « Quand on dîne avec le diable, il faut avoir une longue cuillère »… 

"L’âme du monde. C’est ce qui nous manque le plus à tous aujourd’hui."
Pourquoi et comment réenchanter le monde ?
Au début du XXe siècle, le sociologue Max Weber considérait que les sciences sociales allaient favoriser la disparition de l’interprétation magique du monde, conduisant inexorablement à son « désenchantement ». Or, si la rationalité a encouragé le développement de la science et des techniques pour le plus grand confort de tous, elle a aussi entraîné des insatisfactions, des frustrations, des doutes. Que dit la rationalité scientifique des coupeurs de feu, des guérisseurs, des rêves prémonitoires, des phénomènes de voyance ou de hantise ? Que dit la rationalité scientifique des guérisons miraculeuses ? Rien. Au mieux, un haussement d’épaules rejette les témoins considérés comme des gens abusés par leurs croyances magiques. Au pire, un rejet social dur interdit aux gens de se confier : on les pointe du doigt comme des adeptes de sectes ou de superstitions barbares. Or, tous des témoignages existent, par milliers même. Toutes les catégories sociales sont touchées et aucune explication ne vient du monde rationnel. Alors, cela crée de la frustration, de la douleur parfois, le sentiment d’être rejeté. Il n’y a rien de pire. Il faut écouter tous ces témoignages. Cela évitera que beaucoup de témoins se tournent vers des charlatans qui les abusent et profitent d’eux.
La parapsychologie, depuis plus d’un siècle, tente de trouver des réponses à tous ces phénomènes qu’on qualifie de paranormaux. Or, ces phénomènes sont éphémères, ils ne sont pas reproductibles, ou très peu, en laboratoire. Donc pas rentables sur le plan industriel et commercial. Il faut lire Ingo Swann (« Pénétrations », éditions L’Œil du Sphinx , 2011), qui fut pendant dix ans formateur de voyants à la CIA. 

"Il s’agit tout simplement de maintenir le mystère, parce que c’est comme ça que les peuples sauvent leurs vieilles croyances."
Le paranormal ne peut-il pas conduire à l’aveuglement ?
Chaque domaine de connaissance a un double visage. Comme la science, qui nous permet de gagner deux mois de vie par an et qui, en même temps, favorise l’agriculture intensive qui a épuisé les sols, les dangers des déchets nucléaires de la production électronucléaire.
Dans un univers de techniques très élaborées, beaucoup de gens se trouvent démunis et cherchent des solutions à leurs doutes, leurs interrogations. Y-a-t-il une vie après la mort ? Peut-on soigner à distance ? Sommes-nous seuls dans l’univers ?
En fin de compte, je préfère le terme de pensée magique à la formule d’expériences paranormales. La pensée magique est une forme de connaissance, empirique, sauvage, avec ses rites, ses pratiques. Regardez les rituels chamaniques. On se relie aux forces de la nature et on perçoit alors ce qu’on a enfoui aujourd’hui sous la technologie. Aujourd’hui, on préfère communiquer avec son smartphone plutôt que par télépathie. C’est plus sûr. 

"Certains sociologues analysent ce goût du paranormal comme une réponse aux mutations accélérées de la société, comme une recherche de nouveaux mythes susceptibles de donner un sens à la vie dans un climat angoissé d’apocalypse, un désir de retour à un monde enchanté."
Avec la pression des religions et le siècle des Lumières, n’a-t-on pas, surtout en France, diabolisé nos traditions et atrophié nos sens surnaturels ?
C’est en partie vrai. La religion catholique, avec notamment l’Inquisition, a poursuivi tout ce qui ressemblait de près ou de loin à des guérisseurs de campagnes, des femmes qui soignaient avec des plantes médicinales et que l’on qualifiait de sorcières…
Mais c’est aussi en partie faux car à l’époque de Jean-Jacques Rousseau et de Voltaire vivait à Paris le comte de Saint-Germain. Mesmer faisait ses expériences avec son fameux baquet. Souvenez-vous que les grands écrivains français s’intéressaient au paranormal. Victor Hugo faisait du spiritisme à Jersey. On a oublié aujourd’hui que Paris fut un grand centre ésotérique peuplé de mages, d’ésotéristes, de spirites.
En 1919, le médecin français Charles Richet, membre de l’Académie des sciences et de médecine, devient président d’honneur de l’IMI (Institut métapshychique international) à Paris. Dans les années 1960, il y eut le très intéressant et très populaire mouvement Planète. C’est depuis les années 1980 que le rejet des phénomènes paranormaux est le plus fort en France. Les mouvements sectaires ont parasité l’étude de tous ces domaines. Pensez à Raël, qui se prétend l’envoyé de civilisations extraterrestres, ou à l’Ordre du Temple solaire, dont l’existence s’est achevée tragiquement par de nombreux crimes et le chaos. 

"La tradition est menacée faute de trouver quelqu’un à qui transmettre."
Malgré un sens du mystère parasité par les nouvelles technologies, les jeunes générations ne pourraient-elles pas reprendre le flambeau ? Si oui, par quel biais ?
D’abord, la phrase « La tradition est menacée faute de trouver quelqu’un à qui transmettre » n’est pas de moi mais de Hugues Berton, qui se définit comme un ethnologue. Selon lui, une fois la chaîne interrompue, la tradition se perd, et avec elle une forme de patrimoine immatériel de l’humanité. Hugues Berton a une opinion sur la disparition des savoirs traditionnels. Il est même très critique. D’après lui, on préserve uniquement le patrimoine immatériel qui a un intérêt économique, pharmaceutique. Sauvegarder les connaissances ancestrales n’intéresse personne. Pourtant, il est important de faire l’expérience de la solitude, d’établir le recul par rapport à la société du flux tendu, à l’agitation du quotidien. Il est nécessaire de savoir faire le vide en soi, de laisser venir des images, d’écouter le monde. La société de l’impatience tue le rêve, élimine la mort, se moque de tout et fabrique des frustrations.
Vous parlez des jeunes générations. Elles devront faire des expériences, repartir à zéro. Le philosophe médiéval Bernard de Chartres disait : Nous sommes comme des nains juchés sur des épaules de géants (les Anciens), de telle sorte que nous puissions voir plus de choses et de plus éloignées que n’en voyaient ces derniers. Avec les réseaux sociaux, le vivier de rencontres est plus large, mondial. Il n’y a plus de frontières. On forme des groupes d’intérêt. Tout ça peut aider à se construire un jugement. Mais il faut toujours passer, à un moment donné ou l’autre, par la solitude, et surtout ne pas se battre contre soi-même. 

"Vingt ans après, quand je suis revenu, rien n’avait changé."
Dans votre livre, vous réexplorez souvent des lieux insolites déjà visités, comme un pèlerinage. Pourquoi revenir ?
Tout simplement parce que le mystère de ces hauts lieux n’est toujours pas élucidé. Qui peut donner une explication claire des tablettes de Glozel ou parcours énigmatique de l’abbé Saunière à Rennes-le-Château ? Même chose pour la Cave aux sculptures de Dénezé-sous-Doué. Tous ces hauts lieux abritent un fragment de l’histoire secrète, parallèle de la France.
Le mystère plane toujours sur ces lieux qui sont devenus de véritables mythes modernes. Le fait de les fréquenter réveille d’anciennes histoires enfouies dans l’inconscient collectif. Cela excite l’imaginaire et fait reculer les portes de la raison.
Je dis souvent que les croyances d’aujourd’hui sont les légendes de demain. On assiste, par exemple, à la construction d’un nouveau mythe avec l’histoire du col de Bugarach, considéré par des prophètes new age comme un refuge lors de la fin du monde soi-disant annoncée pour fin 2012 par le calendrier des Mayas. Qu’en restera-t-il, de cette histoire, dans deux ans, trente ans, cent ans ? Rien ou une nouvelle légende dorée. Les gens ont besoin de croire. Peut-on les rejeter ? Non. Il faut les écouter. Absolument.

* Editions Le Pré aux Clercs

Voir aussi : Claude Arz, aventurier de la France mystérieuse

Aucun commentaire: